Notes de lecture / parcours analytique et critique à travers 'Le ravissement de Lol V. Stein' et 'Le Vice-consul', oeuvres au programme de l'agrégation interne de Lettres modernes 2006. - suite et fin
Une écriture oblique
A l'approche circonvolutoire du récit que nous venons d'évoquer, Marguerite Duras allie un style très particulier, qui crée un vide permanent dans lequel l'imaginaire et la capacité d'interprétation du lecteur doit se projeter afin de garder l'équilibre, tout en lançant à ce dernier quelques branches lui permettant de ne pas céder à une sensation de chute.
Ces effets sont obtenus par une écriture qui semble au premier abord totalement blanche, dans laquelle les rares recours à la métaphore apparaissent comme des ruptures lumineuses, et par un maniement étendu des procédés d'énonciation.
A titre d'exemple, voici deux extraits extraits tirés du début du Vice-consul (les n° de pages renvoient à l'édition Gallimard, coll. L'imaginaire, n° 21) suivis d'un court commentaire.
1.« Elle marche. Elle remonte pendant trois jours le fleuve qui s'est présenté devant elle, elle calcule qu'au bout du fleuve elle devrait retrouver le nord, le nord du lac. Elle s'arrêtera face au lac, restera là. Aux arrêts, elle regarde ses pieds larges au dessous insensible de pneu, elle les caresse. Il y a du riz vert, des manguiers, des bananiers en bouquets. Elle marche pendant six jours. » (Le Vice-consul, p. 12).
Aucun effet d'énonciation dans ce court passage, qui constitue à lui seul un mini-récit s'intégrant aux tribulations de la mendiante « imaginées » par Peter Morgan dans les trois premières sections (ou chapitres non numérotés) du roman. Les phrases sont souvent courtes, travaillées et dirigées sur l'intention et l'action de la femme qui marche : verbes, compléments factuels donnant des durées et des lieux. Au milieu du passage cependant, un effet de rupture humanise le voyage et nous montre un à-côté qui en renforce le sentiment de réalité : c'est d'abord la mention des pieds, puis celle des paysages, où s'additionnent les adjectifs (pieds larges et insensibles, riz vert) et deux métaphores (pieds / pneu, bananiers en bouquets). Le passage se clôt par une nouvelle indication temporelle – elle marche pendant six jours, qui peut se voir comme complément conclusif du passage, mais aussi en contradiction avec la première (elle remonte pendant trois jours).
2.« Il y a cinq semaines que Jean-Marc de H. est arrivé dans une ville du bord du Gange qui sera ici capitale des Indes et nommée Calcutta, dont le chiffre des habitants reste le même, cinq millions, ainsi que celui, inconnu, des morts de faim qui vient d'entrer aujourd'hui dans la lumière crépusculaire de la mousson d'été. » (Le Vice-consul, p. 35).
Ce second passage, qui ne s'embarrasse pas, comme le premier, du truchement d'un personnage d'écrivain, est constitué d'une unique phrase et constitue à lui seul un paragraphe, qui coupe une suite d'actions du Vice-consul et forme une passerelle vers l'exposé de sa situation. Cette description apparemment formelle de la ville de Calcutta fait intervenir au moins deux plans d'énonciation distincts:
1.« Il ya 5 semaines que Jean-Marc de H. est arrivé [à] Calcutta » l'auteur assume ici son rôle d'écrivain en donnant au lecteur une information relative au récit et à l'histoire de Jean-Marc de H., le Vice-consul.
2.« [ville] du bord du Gange qui sera ici capitale des Indes et nommée Calcutta, dont le chiffre des habitants reste le même [...] qui vient d'entrer aujourd'hui dans la lumière crépusculaire de la mousson d'été. » l'auteur endosse ici un autre personnage ; par l'emploi des déictiques ici et aujourd'hui, il signale une parenthèse dans le récit pour en placer le cadre dans un lieu et à un moment donné, tout en laissant entendre au lecteur que le lieu et le moment sont en partie imaginaires : qui sera ici, en quelque sorte pour les besoins de la cause. Pourtant la ville de Calcutta est bien située sur un bras du Gange (la rivière Hooghly) et a été longtemps le siège du pouvoir colonial anglais en Inde ; elle compte effectivement (aujourd'hui) près de 5 millions d'habitants, et la mousson d'été est une saison bien réelle...
3.Reste cependant à traiter la mention des morts de faim et de leur nombre inconnu ; cette mention se raccroche-t-elle à la description de Calcutta, ou bien est-elle un renvoi, un rappel de l'histoire de la mendiante? La formulation obscure et l'omission, dans l'édition dont nous disposons, de toute ponctuation entre la mention des morts de faim et celle du début de la mousson – coquille ou omission volontaire? Ne permet pas de donner de véritable statut à ce segment d'énoncé.
Au final pourtant, le passage est représentatif de l'écriture de Marguerite Duras : une ville du bord du Gange qui se trouve être Calcutta mais pourrait être une autre ville, au bord d'un autre Gange ; il suffirait que ce fût une capitale exotique, au climat chaud et aux mendiants innombrables. C'est là que cela se passe, mais il appartient explicitement au lecteur de remplir les vides, volontaires ou non, du texte.
Par son style, Marguerite Duras donne donc à voir à la fois ce qui est, ce qui pourrait être et ce qui n'est pas, laissant au lecteur le soin de faire par lui-même l'essentiel du travail de construction du sens. Par lui-même, c'est à dire avec, à travers son imaginaire personnel ; le lecteur ne peut ici endosser que sa propre histoire, puisque l'auteur ne lui propose ni aucun des oripeaux héroïques habituels, ni même de réalité tangible à travers laquelle transparaîtrait une construction visible. Et avec sa propre histoire, c'est en personnage que le lecteur va devoir jouer face aux personnages du livre.
La sociologie des personnages, clé du succès?
Semblant donc, par son flou explicite, à l'opposé des ambitions du romanesque, bien loin de la peinture réaliste d'un Balzac ou d'un Zola, l'écriture de Marguerite Duras est pourtant totalement ancrée dans l'univers romanesque de son époque. Avec ses personnages d'anti-héros bourgeois, la relative banalité des situations et des sentiments, elle trace en creux le portrait intemporel d'une société déjà mondialisée, dont les codes sociaux, une certaine conscience de classe, et un cosmopolitisme de bon aloi masquent l'inactivité et une certaine vacuité.
Qu'ils aient ou non une occupation professionnelle, les personnages de Marguerite Duras apparaissent en effet comme essentiellement oisifs, avec une organisation parfaitement conforme à la séparation des pouvoirs entre hommes et femmes : Lol V. Stein, son amie Tatiana Karl ainsi qu'Anne-Marie Stretter sont des maîtresses de maison, donnant des ordres à une domesticité invisible ; ce sont aussi des mères, dont les enfants sont absents des tableaux de l'écrivain. Les hommes de leur côté, ont des professions qui leur laissent suffisamment de temps pour s'adonner à un Violon d'Ingres - au sens quasiment littéral du terme avec Jean Bedford, le mari de Lol, mais aussi avec l'écriture chez Peter Morgan ou à la chasse chez l'ambassadeur Stretter.
Cette sociologie particulière, alliée à la déconstruction du récit et à l'appel au concours actif du lecteur dans la fabrication des impressions, peut-elle expliquer le succès immédiat rencontré par l'oeuvre et par son auteur? Il est clair au moins qu'une forme reconnaissance a pu s'opérer rapidement entre un lectorat majoritairement féminin et les personnages des romans : femmes inactives, presque oisives, porteuses de secrets et du poids d'existences (A.M. Stretter) ou d'épreuves passées (Lol V. Stein) et par là même mystérieuses jusque dans leur beauté, et néanmoins désirables et désirées, courtisées, aimées jusque dans leur opacité. Les hommes ne sont pas en reste : peu actifs, ils jouissent cependant de positions sociales avantageuses et surtout d'une faculté à s'intéresser, à ressentir et à exprimer le désir.
Pour les lectrices de la bourgeoisie (active ou non) du tournant des années 1960, la reconnaissance s'opère dans un attentisme à la fois désabusé (tous les hommes veulent la même chose) et intéressé (cette chose, c'est une femme que je pourrais être, c'est moi!) vis-à-vis du masculin, dans la jouissance facile de biens matériels procurés et dans la distance apparemment infranchissable, et pourtant quotidiennement franchie, entre le monde et l'individu.
Pourtant, cette reconnaissance s'opère aussi dans un contrepoint temporel, une sorte de fuite passéiste : là ou des protagonistes contemporains des deux oeuvres au programme, par exemple le couple [d]es Choses de Georges Perec, sont représentatifs d'un désir de parvenir à une image sociale s'exprimant essentiellement à travers la consommation, et sont de ce fait effectivement représentatifs d'une époque réelle, celle du « grand bond en avant » français au cours des années 1960, les acteurs de Marguerite Duras évoluent dans une relative atemporalité, dont les éléments matériels et l'ambiance rappellent plutôt l'entre-deux guerres tel qu'on le retrouve aussi bien dans les films de J. von Sternberg (The Shangai gesture) que ceux de Jean Renoir (La règle du jeu), et cela même si les mendiants du Calcutta d'aujourd'hui n'ont rien à envier, à part leur nombre, à ceux du Calcutta d'hier.
Pour terminer ce survol, et bien que la principale caractéristique et les principales qualités de l'oeuvre de Marguerite Duras résident dans son écriture, au sens littéraire du terme, il n'est pas certain que son succès ne repose finalement, non pas sur le travail de l'écrivain, qui est effectivement remarquable, mais sur la reconnaissance des lecteurs pour le travail auquel l'écrivain les conduit, à l'appropriation d'objets fabriqués par les lecteurs eux-mêmes.
Au-delà de l'exercice psychologique auquel le lecteur est conduit et dont il est, somme toute, en droit de tirer fierté, une des clés du succès est peut-être aussi à chercher dans le choix des sujets de Marguerite Duras ; au final, sa production apparaît en effet comme une littérature du droit individuel : droit au désir, droit à la déception, droit à la transgression (vénielle) de codes de conduite tout en restant toujours prisonniers des mêmes sempiternels codes sociaux, droit au malheur, droit, en somme, à l'humanité.